Irish Coffee - Sullivan O'Breaden

Fils ... il pouvait entendre la voix de sa mère à travers l’écriture fine du papier. Ma n’écrivait pas, elle n’avait jamais su écrire, et il était certain que c’était Eileen qui avait tenu le stylo pour écrire ces mots … Eileen, Brian, Sinèad, et lui, ces enfants que Ma avait porté les uns après les autres. Sullivan c’était toujours senti de trop dans cette famille, le troisième, le deuxième fils, le malade, le faible, il c’était battu contre lui-même pour devenir un autre homme et aujourd’hui son passé le rattrapait encore.

Nous avons appris que tu revenais au pays. Je ne sais pourquoi j’avais espéré que te revoir à Belfast, mais encore une fois tu as choisis de vivre ta vie. Les rumeurs concernant ta compagne et toi sont arrivées jusqu’ici. Nous espérons que tu nous la présenteras bientôt et que votre installation c’est bien passé. Mange bien, et ne fume pas trop fils.

La main de Sully tremblait. Il posa la lettre et s’affalât sur le canapé, regardant un instant le plafond. Si l’oncle Manny était encore de ce monde il serait certainement déjà venu le chercher par la peau des fesses pour le ramener lui et Lily-Jo à la maison. Ils ne pouvaient pas comprendre … tous … ils vivaient dans un autre monde. Aucun d’entre eux n’avait vu cette terre comme lui, aucun n’avait autant voyagé et pourtant leurs vies étaient bien plus rudes que la sienne aujourd’hui. Les usines avaient fermés, quand Pa était mort il avait fallu que Brian prenne la relève et devienne l’homme de la maison, Eileen c’était battu pour devenir institutrice et lui, qu’est-ce qu’il avait fait ? Il avait fui, d’un pays à l’autre, essayant de gommer ses origines qui pourtant refaisaient surface à chacune des bagarres qu’il déclenchait dans un bar, à chaque main qu’on lui tendait et qu’il refusait, plus irlandais que lui, ce n’était pas possible au fond.
Et puis il était arrivé à Statton, au milieu de cette bourgade paumée de l’Angleterre profonde, ni trop loin, ni trop près de l’Irlande. Il était resté là-bas bien plus longtemps qu’ailleurs, il y avait créé une vie stable, il avait réussi à devenir quelqu’un de respecté malgré ce caractère si particulier qui avait fait de lui un être bourru et solitaire, il y avait même rencontré l’amour de manière inattendu. Puis le directeur de son établissement était mort, et puis les galères c’étaient enchaînées. On avait fini par lui reprocher de ne pas être d’ici, de ne pas être quelqu’un de bien, il avait fait quelques bavures et puis Lily-Jo avait été agressée, et il n’avait pas eu d’autres choix.

Passe à la maison. Nous viendrons vous voir. Reviens pour Noël et la Saint Patrick. Tout est oublié.
A bientôt mon fils. Ta Ma.

Sully ne pouvait s’empêcher d’adresser un simple sourire triste à cette lettre, ils n’attendaient pas de réponses, ils ne savaient que trop bien qu’il n’était pas ce genre de garçon à donner des nouvelles. Le peu de cartes postales qu’il avait envoyé de ses différents séjours dans des contrées reculées avaient été épinglées aux murs de la cuisine à côté du petit poste de télévision. Plus de 15 années résumées en six cartes postales jaunies aux airs tristement exotiques. Voilà ce qu’il était, quelqu’un qui passait sa vie à fuir. Mais aujourd’hui il n’avait plus le choix, il fallait assumer, aller de l’avant, et accepter de se lier.

PS : Sinèad nous a dit que tu te laissait pousser la barbe maintenant … je ne suis pas pour.  Baisers. Eileen

Dublin, une ville qui pouvait lui apporter de nouveaux horizons, des accents semblables et pourtant si différents du sien. Il avait fait le choix, une nouvelle aventure commençait, une aventure effrayante car elle dessinait un avenir qu’il n’avait jamais envisagé jusqu’alors. Il était en couple, il vivait avec celle qu’il considérait un peu plus de jours en jours comme la femme de sa vie. Une femme au passé trouble et complexe, une femme qu’il avait connu sortant de l’enfance, une femme qu’il devait continuer d’épauler dans sa détresse. Sullivan O’Breaden, le fils en fuite avait à présent des responsabilités, et l’heure n’était plus à la course à travers les frontières mais bien à l’apaisement des âmes. Mais comment sortir de ce labyrinthe de souffrance ? Comment avancer lorsque le passé et l’avenir vous effraie un peu plus chaque jours ? Comment vivre tout simplement ?