"What have we done". feat Sully O'Breaden

"What have we done."

Installée à la table de la cuisine, les pieds sur la chaise qu'occupait Sully en temps normal, Lily-Jo soufflait sur son café fumant, les yeux dans le vague. Sully allait sortir d'un moment à l'autre de la chambre, il boirait son café, sûrement en silence, mettrait la tasse dans l'évier, déposerait un baiser sur le haut de son crâne, sa mitaine se mêlant à ses cheveux et partirait en lui souhaitant une bonne journée. Dès la porte fermée, Lily-Jo se lèverait, nettoierait la tasse, oublierait certainement son propre café et migrerait de la cuisine au canapé. Depuis leur arrivée à Dublin, la jeune femme avait l'impression que les contradictions la poursuivaient plus que de coutume. Ils étaient là depuis deux mois et pourtant ils se retrouvaient dans un appartement, certes au préalable meublé, comme s'il avait toujours été à leur disposition, comme s'il attendait leur fuite. Et puis Sully avait trouvé un job presque instantanément, rendant sa présence plus réduite. Et d'un autre côté, ils n'étaient là que depuis deux mois et pourtant Lily-Jo avait la sensation que le quotidien était rodé comme après une année de mariage.
Les repas sur le pouce, sans vraiment d'heure fixe, les tasses de café toujours à la table de la cuisine ou contre l'évier. Ces nuits complètes ensemble, chacun de son côté du lit. Sans s'en rendre compte, ils avaient gardé la disposition de leur première nuit dans la chambre de Lily-Jo à Statton. Elle lui paraissait si lointaine, les deux personnes qu'ils étaient à l'époque aussi. Ils étaient encore de jeunes collègues, cherchant sur quel pied danser avec l'autre, leur passé d'une ancienne élève et d'éducateur pas tout à fait derrière eux. Et maintenant, ils partageaient la même chambre en plus du moins toit, la même salle de bain, la même boite aux lettres. C'était perturbant pour Lily-Jo qui appréciait leurs baisers volés au détour d'un couloir, l'excitation de se retrouver après deux-trois jours sans s'être réellement vus. Tous ces petits détails propres à leur vie à Sweetlove House, comme les regards en coin au cours des réunions ou des activités à encadrer,

Depuis Dublin, il y avait un abcès qui refusait d'être crevé, une épée de Damoclès qui pouvait s'abattre d'une minute à l'autre. Rien de ce qu'ils faisaient n'était spontané, impulsif. Lily-Jo avait la certitude qu'elle aimait cet homme mais elle ne savait pas comment le faire. Elle était encore plus maladroite que Sully, enfant sauvage qui n'avait pas su trouver sa place au sein d'un des nombreux foyers qu'elle avait connus. Le seul semblant de lien familial qu'elle possédait était Gareth mais lui non plus elle n'avait pas réussi à le faire entrer dans sa vie malgré sa récente affection pour lui. Et les circonstances ne lui avaient pas donné l'opportunité d'apprendre et d'approfondir ses rapports sociaux avec son demi-frère. Sully lui avait un foyer, du moins avait eu un foyer, avec ses histoires propres à chaque famille mais il connaissait cette mécanique.
En plus d'être ignorante et peu sûre de vouloir de tout ça avec lui maintenant, Lily-Jo devait avouer qu'elle n'était pas de la meilleure compagnie qui soit. La mort soudaine de Charles l'avait traumatisée, bien plus qu'elle n'avait voulu le croire. Et après l'agression et leur fuite, elle s'était plongée dans un état léthargique dont elle essayait de se sortir en la présence de Sully mais leur situation la terrifiait et elle n'osait pas y faire face, ne sachant pas non plus comment Sully percevait les choses maintenant que l'adrénaline était retombée. Alors elle passait ses journées à regarder le ciel gris de ce début d'automne dans cette ville, ce pays inconnus. Elle sentait qu'elle aimerait Dublin mais ses pensées et son cœur étaient tournés vers la seule stabilité qu'elle avait connu jusqu'à présent.
Elle s'ennuyait de Luke et de leurs séances d'entraînement, alors même qu'il y a quelques mois plus tôt, elle maudissait ce diplôme fraîchement acquis mais arrivé trop tard pour en partager la joie avec son ancien directeur. Lily-Jo avait tenté plusieurs fois d'écrire à Gareth mais elle ne savait pas si elle devait s'attendre à une réponse. Le doute l'avait emporté et ses interrogations sur Jaya, Alan et la petite Cathy n'étaient jamais parvenues à Gareth. Que devenaient-ils tous ? Abigail trouvait-elle encore le temps de s'occuper de Cathy pour soulager Alan ? Est-ce que d'autres avaient suivi leur départ suite aux possibles nouvelles directives de l'établissement ? Et tous ces élèves... Leurs élèves qu'ils avaient laissé derrière eux. C'était ça, Lily-Jo commençait à entrevoir qu'ils les avaient tout simplement abandonnés comme des lâches égoïstes.
Elle souffla de manière plus fébrile sur sa tasse.